Salut,
Assez compliqué de vouloir faire une newsletter pour vider le navigateur sachant que le rythme de publication est 3 fois inférieur au rythme d’ouverture de nouveaux onglets. Mais bon.
Merci pour vos retours quant à la dernière et aux conversations que j’ai pu avoir !
Aujourd’hui pas d’intro de huit paragraphes. On parle de danse légitime et danse populaire, de Disneyland, d’une série absurdement cool, du néant et de groove.
🩰 Danse et premier degré (et Guillaume Durand lol) 🩰
Je ne comprends rien à la danse contemporaine. J’en discutais récemment avec une danseuse. J’ai essayé de comprendre, j’essaye toujours, mais je ne capte pas le projet. Le sens, l’objectif, le résultat, tout m’échappe. Je peux trouver certaines choses belles, mais je ne ressens quasi aucune émotion quand je suis en face. J’ai commencé à me renseigner sur ses origines il y a un moment, me disant que ça pourrait me donner des pistes, en reprenant tout du début, de Martha Graham et Merce Cunningham. Toujours pas de déclic. Assez frustrant quand on voit / vit l’environnement, l’argent et le prestige associés à cette danse comparée à d’autres.
La motivation initiale et le concept eux sont assez simples à comprendre : la danse contemporaine est question de liberté, de nouveauté, de création et de recherche autour du mouvement et du corps en représentation. Et surtout, une question de rupture avec des mouvements antérieurs. Dans ce cas, la danse postmoderne et moderne, et la danse classique. Mais cette description n’est elle pas commune à environ tout nouveau mouvement émergeant dans n’importe quelle pratique ?
Si c’est probablement le cas, j’en viens à me demander si ce n’est pas la raison et la motivation de s’opposer qui lui est spécifique.
Avec nuances, je vois la danse contemporaine comme élitiste. Je ne parle pas ici d’accessibilité ou de complexité. Mais purement de ses origines, de son contexte d’évolution et de ses principes. C’est d’ailleurs précisément un de ces principes clefs qui est à l’origine de mon questionnement ; celui selon lequel il convient d’exploiter sa musicalité intérieure pour s’affranchir de la musique comme guide. Rejetant le jazz et plus largement “l’attitude habituelle et populaire pour laquelle la danse ne se conçoit pas sans musique”.
J’avais mis ce sujet de côté jusqu’à l’apparition de - attention grand écart - ce récent tweet de Guillaume Durand :
Je m’explique ! Le point commun entre ces deux hot takes d’élites est la création d’une opposition entre le populaire et quelque chose de mieux pensé, de plus réfléchi et plus raffiné. Apparement, Durand formalise même la sienne dans une théorie fumeuse :
plus en détail :
Passons l’aspect fortement questionnable de ses catégories. Il y a quelque part un point commun entre Durand et, peut être sans initialement le vouloir, la danse contemporaine : le désir de s’élever au dessus du populaire, et ainsi le dominer. De consommer ou de produire un produit culturel supérieur, nourrissant une forme légitimité culturelle, avec la supposition de culture légitime dominante. Dans La culture des individus – Dissonances culturelles et distinction de soi, Bernard Lahire remarque :
La notion de culture légitime dominante relève fondamentalement d’une sociologie de la croyance et de la domination. On n’est fondé à parler de légitimité culturelle que si, et seulement si, un individu, un groupe ou une communauté croit en l’importance, et même souvent en la supériorité, de certaines activités et de certains biens culturels par rapport à d’autres.
Je serais curieux de connaître les différences de rapports à cette notion entre milieux populaires et milieux plus élitistes. Cela dit, je pense que c’est principalement ce qui fait de la danse contemporaine une danse plus légitime que d’autres, qui la place plus haut, plus que ses principes et caractéristiques artistiques et techniques intrinsèques. Mon problème avec la danse contemporaine est cette supériorité artificielle dont je n’arrive pas à passer outre.
Ca peut sembler banal comme point, ça l’est sûrement, en fait. Mais ce n’est pas évident à assumer tant la différence de perception entre une danse “légitime” et une danse de la rue m’est aussi ahurissante que compréhensible. Tant le fossé entre les imaginaires a été creusé par les différences de moyens et de considération. C’est encore moins facile à amener et à assumer lors d’une conversation avec des gens pour qui le principe de culture légitime dominante existe et est, inconsciemment ou non, réel. Faut déconstruire l’art des riches.
Il y a cependant un point qui m’intrigue. Cette histoire de rejet de la musique comme autorité. C’est très snob de penser que danser en rythme sur des suites agencées de sons est rabaissant ou ‘pauvre’ d’une certaine manière. Mais il y a un truc compréhensible dans l’envie de se distinguer de l’hyper accessible, du trop figuratif, du premier degré. On le fait tout le temps.
Je trouve ce concept de premier degré intéressant. En danse, on pourrait distinguer deux grandes caractéristiques d’une performance qui peuvent nourrir cet aspect de premier degré : le rapport au rythme du danseur donc, et le storytelling, ce que le danseur décide de raconter (ou non). J’en rajouterais une troisième qui serait l’impromptu, le niveau de préparation de la performance.
Le premier degré est clairement ce qu’essaye de fuir la danse contemporaine, ayant comme grand argument de se passer de la musique pour, notamment, mieux pouvoir improviser. Cependant, aussi important ce précepte soit-il, ce n’est pas réellement cette dimension de la danse contemporaine que le spectateur pourra observer lors d’une performance commune. Je doute qu’une représentation à l’Opera de Paris puisse être improvisée tous les soirs. Le spectateur en verra plutôt le résultat à la fin du process.
Ce que j’aime avec les danses moins légitimes, c’est qu’elles offrent le process comme spectacle. Avec l’imperfection, la spontanéité, la générosité et le premier degré que cela peut impliquer. Je parle ici des danses issues de la rue et du hiphop. J’ai l’impression de parler comme un boomer mais c’est le mot j’y peux rien.
Je suis complètement biaisé car 1/ j’aime la musique et le rythme - je suis plus touché par sa maîtrise que par l’idée de s’en affranchir - 2/ j’aime l’improvisation - me dire que ce que je vois est improvisé me choque à chaque fois. Ce à quoi ces danses se prêtent particulièrement.
Dans ces danses, le premier degré est une frontière sur laquelle tient en équilibre le génie d’un côté, le gênant de l’autre. Tout est question de dosage, d’interprétation et de reception. C’est un exercice tout aussi risqué que de s’affranchir de la contrainte. Le premier degré est un phénomène particulier : être trop literal et être trop figuratif, c’est mettre des barrières à la surprise, à la justesse, à l’aspérité. Être trop premier degré c’est s’assurer que l’information connecte avec celui qui observe, mais sans se demander pourquoi ni sans trop l’intriguer. Il est possible qu’il soit plus complexe de composer avec que sans. Rater du figuratif, c’est un peu se retrouver sans roue de secours.
Bonus : voici quelques extraits qui montrent un peu à quoi ce premier degré plus ou moins maîtrisé. Ex1 - la différence entre interprétation figurative lors de l’intro et la masterclass de brutalité instinctive et maitrisée qui s’en suit à partir de 2:50 montre bien le paradoxe du phénomène.
Ex2 - regardez le premier passage pour le contexte, puis le deuxième danseur en le voyant comme le deuil d’un proche parti quelques jours auparavant.
Ex3 - le kid du clip Papaoutai de Stromae a bien grandi. A gauche, à 6:00 et à 19:40.
Il y a évidement plein de micro phénomènes intéressants lorsque les danses populaires rencontrent le public des danses légitimes. Je pense par exemple au cas Lil Buck qui est passé d’icone des rues de Memphis à phénomène de la Haute Culture. Je pense à l’adaptation des Indes Galantes à l’Opéra de Paris par Bintou Dembélé dont la réception fut spectaculaire. Je pense aux différentes manières de protester entre la danse populaire de Mijo qui s’exprime sans artifice face à des forces armées là où les pointes de l’opéra de Paris dansent sur le lac des cygnes avec un orchestre contre la réforme des retraites.
🗽 interlude 1 - Regardez How To with John Wilson !!
C’est aussi génial que compliqué à trouver sur internet. Donc ça vaut le coup de chercher (il y a quelques épisodes sur Popcorn notamment).
John Wilson est un fou qui filme des heures et des heures de pellicule à New York. Il filme le mondain, l’absurde, l’étrange, le beau, le quotidien. Tout ce qui échappe à la plupart des passants. Et par je ne sais quelle sorcellerie, il arrive à en tirer des épisodes scénarisés et cohérents qui questionnent la vie moderne.
Cet extrait explique un peu plus le projet en détail :
Le producteur avec lui n’est autre que la légende Nathan Fielder. Je vous conseille absolument de regarder Nathan For You, série semi fictive dans laquelle il joue un diplômé en marketing complètement scandaleux qui vole au secours des PME.
🎢 File d’attente 🎢
A l’exemple de leur synergy map de 1967, peu de choses sont laissées au hasard dans l’univers Disney. Le design de l’écosystème et ses connexions l’est tout autant que les expériences dans lesquelles celles-ci prennent vie.
Dans une note de sa dernière newsletter, Nadia Eghbal, parle de sa visite à Disneyland. En comparant deux attractions (celle du Faucon Millenium de Star Wars et Space Mountain) et leurs univers respectifs, Nadia en ressort deux archétypes que je trouve intéressants :
Millennium Falcon's line experience was designed for its fans. Its designers, breathless and frenetic, worked hard to keep their riders entertained, with plenty of inside references that only a Star Wars fan would appreciate.
Space Mountain, by contrast, casts its withering sphinx glance at the rest of Disneyland's sticky-fingered maximalism. Space Mountain knows why you're there: you want to careen into a sky full of stars. And it knows that’s worth the wait in line, so it doesn’t try to cater to you.
L’archétype Millenium Falcon, c’est le “made for us, by us”. L’ultra-participation, le communautaire, l’exubérant.
L’archétype Space Mountain, lui, c’est la sobriété, l’égoïsme audacieux, l’austérité premium.
Des modèles qui l’obsèdent et qu’elle voit partout depuis. Burning Man est le Millenium Falcon des gens de la tech, Google et la catchline d’Android "Be together. Not the same." c’est Millenium Falcon. Evidemment, Apple c’est Space Mountain.
Bitcoin is Space Mountain. Ethereum is Millennium Falcon. Clojure is Space Mountain. Rust is Millennium Falcon. (If you've read Working in Public: stadiums, or communities formed around a single creator, are Space Mountain. Federations, or communities made by many contributors for many users, are Millennium Falcon.)
Walt Disney avait beau être un sacré visionnaire, je ne sais pas s’il pensait que les files d’attente de ses attractions finiraient en activité de workshop pour culture d’entreprise.
Après tout, ce n’est peut-être pas si surprenant dès l’instant où l’on considère le monde de l’entreprise et son activité comme une mise en scène. Dans Welcome To The Experience Economy (1998), Pine et Gilmore évoquaient :
Today the concept of selling experiences is spreading beyond theaters and theme parks. […] Experiences are not exclusively about entertainment; companies stage an experience whenever they engage customers in a personal, memorable way.
Je vous conseille leur livre à ce sujet qui est cool.
🎼 interlude 2 - Bounce
J’ai traversé une phase un peu nostalgique musicalement parlant ces deux, trois dernières semaines. Le déclencheur devait être un souvenir de ce son de Justin Timberlake lol. Il s’ensuivit une spirale classique The Neptunes - Timbaland, dans laquelle j’ai découvert que ce dernier streamait sur Twitch. L’occasion de voir Timbaland faire ce genre de têtes en écoutant la musique de ses viewers mais surtout de confirmer ce qui lie certains des sons qui m’ont marqué en 2020 ou surpris plus récemment, et des titres plus anciens dont je parlais, ou qui ont fait sa marque de fabrique. Ce qu’un mec sur un forum résumait de manière assez simple :
I hear rap producers talking about "bounce", like "that song has bounce". I guess meaning how that song makes you want to dance or bob your head.
Quelque chose de très commun aux producteurs cités plus haut, partageant l’art et la volonté de surprendre et rompre un peu avec les compositions standards assez formatées. Techniquement, il s’agit de reproduire l’énergie de la musique produite en live, moins mécanique et plus aléatoire. On retrouve effectivement ça dans la pratique de la basse ou de la guitare, où être un peu off-beat ajoute une composante réaliste et entraînante, souvent évoquée dans le jazz aussi.
En en parlant avec un ami, il m’a rappelé l’existence de la série Netflix “Hip Hop Evolution” que j’avais mise de côté à sa sortie car l’origine et le rap de New York des années 90s ne m’intéresse plus trop. Mais ils ont sorti des nouveaux épisodes depuis, notamment sur l’origine de la bounce music de la Nouvelle Orléans, ep01s04 que je vous conseille. Ainsi que celui sur les super-producteurs (Pharrell Williams / Chad Hugo et Timbaland / Missy, ep03s04) et le new jack swing qui boucle bien la boucle de mes pensées musicales du moment avec un peu d’histoire.
🏳️ How Nothingness Became Everything We Wanted - Kyle Chayka
https://www.nytimes.com/2021/01/19/magazine/negation-culture.html (ouvrez en mode incognito si vous avez la flemme de créer un compte)
Guirlande de punchlines par Kyle Chayka dans son dernier article, dans lequel il flotte autour des notions de numbness (torpeur), de nothingness (vide, rien) et de self-obliteration (effacement de soi). Une analyse de l’évolution de nos registres émotionnels et sensoriels ces dernières années. Plus particulièrement cette dernière année, gouvernée par l’absence et la restriction, qui a accéléré le phénomène :
Quarantine has been widely regarded as a radical break in our daily lives and the ways we interact with the world, but in truth it’s simply an overdose of the indulgences a certain segment of the population was dabbling in already. We’re a little like kids caught with a cigarette, forced to smoke a whole pack at once.
Kyle nomme ça “culture of negation” :
This obsession with absence, the intentional erasure of self and surroundings, is the apotheosis of what I’ve come to think of as a culture of negation: a body of cultural output, from material goods to entertainment franchises to lifestyle fads, that evinces a desire to reject the overstimulation that defines contemporary existence.
Et en fait un constat un peu fataliste :
This retreat, which took hold in the decade before the pandemic, betrays a grim undercurrent: a deepening failure of optimism in the possibilities of our future, a disillusionment that Covid-19 and its economic crisis have only intensified. It’s as if we want to get rid of everything in advance, including our expectations, so that we won’t have anything left to lose.
Les signes se retrouvent parsemés dans nos modes de vie. Les intérieurs Airbnbesques, décorés de cactus increvables, entourés de murs blancs conseillés par Marie Kondo ou les minimalistes. Everlane et Uniqlo qui nous habillent efficacement sans trop déborder. Les innovations alimentaires comme le tout-CBD ‘the late-2010s panacea of CBD is like a mental moisturizer‘ ou Soylent et Feed qui font de la faim un KPI. Netflix nous fait croire que regarder Tiger King est important. Nos manières de communiquer peuvent être vues via ce prisme également. En témoignent les memes sur-sarcastiques qu’on se partage entre milleniolz désabusés - “Social media’s mantra “lol nothing matters” was elevated to religion, the 21st century’s efficient, ironized update to existentialism.”.
D’ailleurs le marketing le sait en s’en accommode :
I walked by an exercise studio whose sandwich board commanded me to “Log out. Shut down. Do yoga.” REI marketed a garment that “Feels like nothing. And that means everything.”
“When did staying in become the new going out?” asked a 2020 ad for Cox internet I saw during the Super Bowl.
CBD-infused sparkling water introduced in late 2018 named Recess, perhaps the most millennial product ever invented, advertises itself as “an antidote to modern times.” Drink a $5 can, it promises, and you will feel nothing but a collapse into the ambient rainbow haze of its branding.
Je vous invite à lire l’article car Kyle raconte tout ça très bien et ses papiers sont toujours difficiles à résumer car assez complets.
Pour finir aujourd’hui, des tweets ouverts qui trainaient.
J’aime bien l’idée de ‘clout debt’
Il parle de ça :
Point naming
Point workshop
A bientôt !
Prenez soin de vous et des vôtres.